70 ans

Lorsqu’au mois de janvier, en consultant le calendrier des fêtes, j’ai lu que cette année, le jour d’Indépendance d’Israël tombait le 19 avril, je me suis senti extrêmement content.

J’ai trouvé cette coïncidence fabuleuse et j’ai patiemment attendu le coup de téléphone du  Ministère  de  l’Intérieur.  Ils  allaient  forcément  me  contacter  pour  recueillir  mon témoignage.  On  ne  devait  pas  être  beaucoup  à  être  nés  un  19 avril  1948  dans  ce  petit pays.

Je sentais que j’étais prêt à sortir de  ma réserve pour poser en couverture  de Yedihot Aharonot,  à  côté  du  drapeau  d’Israël,  et  j’avais  même  commencé  à  préparer  un  petit quelque  chose  pour  expliquer  combien  il  est  bon  d’être  nouvel  immigrant  au  Pays de mes Ancêtres, et de fêter mes 70 ans le même jour.

Mais à la mi-mars, je n’avais toujours aucune nouvelle des autorités.

J’ai  pensé  que  c’était  probablement  un  problème  informatique  et  je  me  suis  décidé  à prendre les devants.

Un matin, j’ai enfilé mon costume et mon chapeau et je me suis dirigé vers la grande Tour des bureaux du Gouvernement, où se trouve le Ministère de l’Intérieur.

Sur  place,  je  me  suis  laissé  fouiller,  en  me  gardant  bien  de  montrer  le  moindre  signe d’impatience, et j’ai expliqué à la dame chargée de réguler le flux l’objet de ma visite.

Elle  a  simplement  hoché  la  tête  en  me  donnant  un  numéro  et  en  me  demandant  de patienter.

J’ai  été  reçu  dans  un  petit  box  par  une  deuxième  dame  aux  ongles  couverts  de coquillages, qui m’a littéralement ri au nez lorsque je lui ai expliqué que je venais me signaler car mon anniversaire de 70 ans tombait EXACTEMENT le même jour que celui de l’Etat d’Israël.

Elle  m’a  demandé  plusieurs  fois  ce  que  je  voulais,  comme  si  c’était  à  moi  de  décider, puis  elle  m’a  dit  en  substance  que  tout  le  monde  se  contrefichait  de  ma  date  de naissance,  et  que  je  faisais  perdre  du  temps  à  toutes  les  personnes  qui  avaient  un numéro plus élevé que le mien dans la queue.

Comme j’essayai de lui réexpliquer la beauté symbolique de la coïncidence, elle m’a crié que  je  me  moquais  du  monde  et  que  c’était  un  scandale.  Effrayé,  j’ai  repris  mon chapeau et je suis vite sorti du petit box.

J’étais extrêmement vexé. Pendant tout le temps qu’il m’a fallu pour sortir de la Tour, j’ai  rejoué  la  scène  dans  mon  esprit.  En  arrivant  à  hauteur  de  la  route,  j’ai  pris conscience du fossé entre mes attentes et ce qu’il s’était passé.

Je  me  suis  brusquement  trouvé  ridicule,  ce  qui  m’a  fait  rougir  de  honte.  J’ai  fait  le chemin du retour jusque chez moi en sentant le sang affluer dans mes oreilles.

En arrivant à la maison, afin de reprendre le contrôle de cette désagréable situation, je me  suis  préparé  un  café  noir,  et  en  le  buvant,  j’ai  décidé  que  cette  employée  ne comprenait   strictement   rien   et   que   selon   toute   vraisemblance,   elle   manquait d’éducation.

J’ai eu pitié d’elle et je me suis senti beaucoup mieux.

Je suis habitué à être rabroué, surtout depuis que je vis ici, et il m’en faut plus pour être malheureux.

Après avoir bu mon café, je suis allé taper à la porte de mon voisin, Zeev, avec lequel on joue à la belote presque tous les jours.

Zeev, lui, c’est un israélien d’Israël.

On ne parle jamais beaucoup ensemble, mais ce jour là, après avoir remballé les cartes et récupéré mon chapeau, je lui ai quand même demandé ce qu’il pensait de tout ça, des 70 ans du pays, et surtout comment il voyait la suite.

Il a haussé les épaules avec indifférence et m’a dit ” est ce que je sais moi?”

Parfois je me dis qu’ici ils font semblant de ne pas voir à quel point c’est miraculeux qu’il existe, ce pays.

Oh,  je  ne  suis  pas  religieux,  moi,  pas  du  tout.  Mais  voir  les  fêtes  du  calendrier  juif célébrées à l’échelle nationale, entendre tous ces enfants parler en hébreu, être entouré de gens qui sont mon Peuple, sur notre Terre, moi je trouve que c’est miraculeux.

J’ai  réfléchi  et  je  me  suis  dis  que  peut  être  qu’ils  ne  font  pas  semblant,  peut  être simplement qu’ils se sont habitués.

C’est comme la Vie, la Vie aussi, c’est miraculeux, et pourtant on ne s’extasie pas dessus à chaque instant.

J’ai  pensé  à  cela  un  petit  moment,  je  me  suis  dit  qu’en  tant  qu’être  humain,  je  ne m’extasiais  pas  sans  arrêt  sur  le  fait  de  respirer,  parce  que  je  connaissais  ça  depuis toujours,  mais  qu’en  tant  que  juif  nouvel  immigrant,  je  m’extasiai  sans  arrêt  sur l’existence de l’Etat d’Israël. Ca m’a semblé logique.

J’en ai conclu que cette capacité de percevoir le miracle d’Israël était un avantage très particulier  du  nouvel  immigrant,  bien  plus  significatif  que  les  1800  shekels  du  panier d’intégration.

Je me suis dit qu’ils devraient l’écrire sur leurs brochures, à l’Agence juive. Et que c’était de  bien  meilleur  goût  que  leur  affiche  avec  des  chardons  et  le  slogan  “on  ne  vous  a jamais promis un champ de roses”.

Je pensais à tout cela lorsque j’ai commencé à avoir faim.

J’ai préparé mon dîner, une assiette de lentilles et une tranche de pastèque, et je me suis installé sur la terrasse de mon appartement, qui donne sur le boulevard Namir qui est très bruyant.

J’ai mangé en réfléchissant à notre destin lié, au pays d’Israël et à moi.

70 ans… et après?

Je  me  suis  souhaité  à  moi,  de  vivre  encore une cinquantaine d’années,  comme  dans  l’expression  “jusqu’à  120 ans”, et à Israël, j’ai souhaité l’éternité et la paix.

J’ai  médité  sur  la  chance  que  j’ai  de  vivre  à  une  époque  où  l’âge  d’Israël  se  mesure  à l’échelle humaine.

Et   puis,   en   terminant   la   pastèque,   j’ai   réalisé   que   c’était   très   éphémère,   cette communion de Destin avec Israël puisque selon les Lois de la Nature – que je respecte beaucoup- moi j’allais bientôt commencer à me tasser et à dépérir, tandis qu’Israël allait continuer à grandir et à vivre.

On   ne   peut   jamais   vraiment   se   comparer   à   un   Pays.   Peut   être   que   finalement l’employée du ministère de l’intérieur avait vu juste en criant au scandale.

Toujours est-il qu’après cette  soirée, j’ai décidé d’arrêter  de trop penser à toute cette histoire, ce qui n’a pas été une mince affaire.

Car comme par hasard, exactement à partir du lendemain, des petits drapeaux bleu et blanc  en  plastique  ont  commencés  à  fleurir  sur  les  voitures,  des  immenses  drapeaux bleu et blanc en tissu ont peu à peu recouvert les bâtiments publics, et le Monde entier s’est  mis  à  parler  de  l’anniversaire  de  l’Etat,  bien  entendu  sans  jamais  mentionner  le mien.

Et puis surtout,  le grand jour approchait  et, puisque les autorités n’avaient semble-t-il rien prévu pour moi ce jour là, il fallait aussi que je commence à réfléchir à la manière la plus adéquate de fêter ce double anniversaire.

Après avoir tergiversé de longues soirées, lorsque le jour est arrivé, j’ai décidé de faire très simple.

La veille du 19 avril, en début de soirée, j’ai pris le bus n° 5 pour me rendre dans le centre de  Tel-Aviv,  sur  le boulevard  Rothschild,  et  j’ai marché  jusqu’au  petit  kiosque  qui  sert des boissons et des sandwiches.

Je   me   suis   assis   sur   le   banc   devant   le   kiosque,   et   j’ai   attendu   la   sirène   de commémoration    du    Jour    du    souvenir.    Après    cette    sirène    allait    commencer l’Anniversaire.

J’ai  regardé  les  jeunes  gens  autour  de  moi,  et  je  me  suis  senti  ému  de  les  trouver  si beaux. Toute cette jeunesse libre et épanouie, moi ça me donne les larmes aux yeux.

Je  suis  comme  ça,  personne  n’y  peut  rien,  je  suis  un  optimiste  sentimental.  Et  peu m’importe que les autres méprisent mon idéal, il reste mon idéal. Mon Peuple vit dans son Pays, qui va fêter ses 70 ans et pour moi c’est un miracle.

Alors   c’est   sûr,   j’aurais   voulu   partager   cela      avec   d’autres   personnes   nouvelles immigrantes ou même avec des israéliens d’Israël, mais, hormis Zeev, je ne connais pas grand monde à Tel-Aviv.

Je suis un peu solitaire.

Ou plus exactement, je suis un peu seul.

Toujours  est-il  que  lorsque  la  sirène  a  retenti,  je  me  suis  levé,  comme  poussé  par  un ressort. Autour de moi, tous les jeunes gens se sont figés, également. Et les voitures. Et les autobus. Un silence assourdissant a inondé le boulevard. Seule la sirène retentissait.

J’ai pensé de toutes mes forces à ceux qui sont morts pour que je sois sur ce boulevard aujourd’hui.  J’ai  vu  qu’autour  de  moi,  les  visages  étaient  graves  et  les  yeux  brillants. Comme si tout le monde pensait à la même chose au même moment.

Je me suis dit, elle peut bien me rire au nez, l’employée du ministère de l’intérieur, et Zeev, il peut hausser les épaules jusqu’à demain matin.

Peu   m’importe!   Pour   moi,   il   est   palpable,   le   Sens   de   tout,   ici,   dans   ce   silence assourdissant.

70 ans aujourd’hui, et après… Après, moi, l’optimiste je fais confiance à la jeunesse pour prendre la relève. Rien de définitif ne pourra arrêter un pays qui sait se souvenir de ses morts de cette façon.

Lorsque  la  sirène  s’est  arrêtée,  mes  yeux  étaient  mouillés.  Le  mouvement  a  très  vite repris autour de moi.

J’ai réalisé que c’était le début de l’Anniversaire et je me suis senti très joyeux.

Je me suis rassis sur le banc et je me suis laissé porter par l’énergie environnante.

Les  jeunes  discutaient  par  petits  groupes,  tout  le  monde  avait  l’air  de  très  bonne humeur.

Je  me  suis  poussé  sur  un  coin  du  banc  pour  faire  de  la  place  à  un  couple  qui  voulait s’assoir, et je me suis senti content. Je me suis dit que je passais un très bon moment.

J’ai décidé de rester encore une poignée de minutes, puis de rentrer à la maison à pied.

Mais alors que je me levai pour partir, un des jeunes est venu vers moi, et m’a tendu un verre de champagne. Bonne fête! Il m’a dit

J’ai pris le verre, un peu méfiant, et je lui ai demandé comment il savait.

Il a eu l’air surpris, alors je lui ai raconté, pour notre double anniversaire, à Israël et à moi.

Il m’a fait un très grand sourire, a appelé ses amis, et leur a raconté mon histoire, à peu près  avec  les  mêmes  mots  que  j’avais  utilisés  pour  me  signaler  à  l’employée  du Ministère de l’Intérieur.

Sauf que leur réaction, à ces jeunes, a été beaucoup plus chaleureuse.

En  quelques  secondes  ils  m’ont  entouré,  m’ont  confirmé  que  c’était  une  coïncidence incroyable  et  se  sont  mis  à  chanter  Joyeux  Anniversaire  en  mon  honneur.  Quelques passants du boulevard se sont joints à eux et m’ont fait la fête. Tous semblaient trouver ça formidable que je fête mes 70 ans avec le Pays.

Je suis resté un petit moment avec tous. J’ai même un peu dansé. Et puis j’ai repris la route  de  la  maison.  Sur  le  chemin  du  retour,  j’ai  senti  le  sang  affluer  à  mes  oreilles. J’étais rouge de bonheur.

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4 réponses à 70 ans

  1. Anonyme dit :

    Elisabeth! Magnifique 🙂

  2. Aaron dit :

    Magnifique !

    Une belle histoire pleine de pudeur :

    Je cite un extrait “Je suis un peu solitaire…Ou plus exactement, je suis un peu seul.”

    On aimerait bien rencontrer ce vieil homme solitaire et partager ses souvenirs…

    Merci pour ces mots si bien choisis et ces phrases bien tissées.

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