Le temps et les envies

Il y a quelques années, avant les enfants (avant même la chienne). Un vendredi matin, N. et moi, fraîchement installés ensemble, sortons prendre notre petit déjeuner dehors. Comme tous les vendredis matins, à l’époque. La veille nous étions à un concert dans une petite salle du quartier de Neve Tsedek, et je veux passer acheter le disque du chanteur à l’Ozen Hachlichi après le petit déjeuner, pour l’écouter dans la voiture sur le chemin. On part dans le nord en début d’après midi, pour un week end entre copains dans un tzimmer. Il fait beau. J’ai pris mon cahier pour écrire au café, N. va lire les journaux, on s’installera en terrasse et on mettra nos lunettes de soleil, on profitera un peu de l’effervescence de Tel Aviv avant de prendre la route. Sur le chemin du café, on croise une famille. Les parents, jeunes et beaux, deux enfants, dont un bébé, et un chien aussi, dont la laisse est accrochée à la poussette. Je me souviens les avoir regardé attentivement et avoir pensé: c‘est exactement ce que je souhaite pour nous. Si on pouvait fonder une famille et ressembler à ça, ça serait génial. 

Il y a quelques mois, un jeudi soir tard, alors que je suis très enceinte de babytwo, je sors balader ma chienne. Je suis après une soirée à la maison, décoiffée, habillée d’un vieux jean et de mes baskets, mon gros ventre dépassant de mon blouson trop petit, d’humeur sombre à cause d’une journée difficile avec Matok n°1 et la tête pleine de questions. Je me dirige vers la makolet car je veux acheter du cottage et du lait pour le petit déj du lendemain. Je passe devant le bar qui fait le coin de ma rue, longeant la terrasse pleine de telaviviens pour lesquels la soirée ne fait que commencer. Je sens de plein fouet le décalage entre mon univers et le leur, entre leurs rires et mon silence, entre leur légèreté et ma mélancolie de l’instant. Je jette avec une pointe d’envie un coup d’oeil aux coupes de champagne, je tends l’oreille vers les rires et les conversations, puis j’entraîne la chienne vers la makolet. Sur place, j’achète ce qu’il me faut,et juste avant d’aller payer en caisse, je vois sur le petit rayonnage où sont exposés des babioles pour les enfants un petit autobus rouge, un peu rétro, dans un emballage poussiéreux, qui me fait tout de suite me dire: il est pour Matok n°1. En le saisissant, je ressens une véritable joie, ma mauvaise humeur s’envole d’un coup, j’imagine les yeux brillants de mon fils au réveil à la vue de ce petit cadeau fait pour lui et ça me transporte. A la caisse, je pose mon lait, mon cottage et le petit autobus rouge. Le vendeur de la makolet, un jeune aux beaux yeux, couvert de tatouages et de piercings, fait passer les codes barre et tique sur l’autobus, apparemment ce n’est pas le genre d’article qu’il a l’habitude de vendre, et encore moins un jeudi soir. Il me regarde avec un air étonné, je lui souris et je me retiens de lui raconter à quel point mon fils va être content au réveil. On cherche ensemble le code barre, je paye et je ressors. Je repasse devant la terrasse du bar, le champagne coule toujours et des tablées entières rient à l’unisson. Je suis toujours aussi seule, toujours aussi décalée, avec mes fringues de maison, mon gros ventre et mes cheveux tout décoiffés, mais j’ai un sac plastique à la main, et dedans un petit autobus rouge dans un vieil emballage qui va mettre des étoiles dans les yeux de mon petit garçon. Je rentre d’un pas léger, suivie de ma chienne, en me disant que pour rien au monde je n’échangerai une minute de ma soirée contre toutes leurs soirées réunies.

Ce soir. Il est déjà tard, on se dirige vers la maison, Matok n°1 et moi. Enfin, j’essaye de le convaincre de se diriger vers la maison et de renoncer à faire des pauses à chaque bosse sur le trottoir. Je suis stressée car c’est la première fois qu’on se promène sur une si grande distance avec son petit vélo sans pédale. Je sais que s’il y a un problème je vais devoir les porter lui ET son vélo jusqu’à la maison et rien que l’idée m’épuise.  Il fait froid, on est encore loin et on doit se dépêcher, babytwo et N. nous attendent. On est en retard. Les petits vont être fatigués ce soir, donc chiants. Quand on arrivera, il faudra encore gérer la cuisine, le dîner, le bain, les mille et une interactions jusqu’à leur coucher. Puis nettoyer, faire des courses et préparer le repas de demain soir car il y a des invités. Je pense à ça en retenant la capuche de matok n°1 qui s’éloigne trop sur son petit vélo. On est dans la rue tard, ce soir, lui et moi. Tel Aviv change déjà de visage. Les parents et les enfants auxquels la ville s’est offerte toute la journée sont de retour à la maison depuis longtemps. Les couples sortent. Mon regard s’attarde sur l’un d’eux, ils ont la vingtaine, ils s’engouffrent en riant dans un taxi qui démarre en direction du sud. Je ressens soudain l’envie d’être à leur place, juste pour ce soir. D’être avec N. dans ce taxi qui se dirige vers le sud, peut être vers une cave à vin de Yaffo, où l’on pourrait boire, parler, danser jusqu’au bout de la nuit. Le lendemain matin se réveiller, tranquillement, écouter de la musique en buvant notre café, en devisant sur le monde ou sur nous, puis sortir, manger un petit déjeuner consistant pour effacer les vapeurs d’alcool de la veille, aller ensuite au cinéma, peut être.

Matok n°1 me tire de ma rêverie en descendant soudain de son vélo pour sauter à pieds joints dans une flaque. Il ne porte pas ses bottes. Je râle pour la forme et je pense qu’il faut que je prévienne N. en rentrant, ce soir, on commence par le bain, je ne veux pas qu’il dîne avec ses chaussettes mouillées, il risque d’attraper froid.

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