La Zone Grise

« At baa iti ? » (Tu viens avec moi ?) Ma copine/voisine du yichouv me demande de l’accompagner à une soirée de lecture de textes dans un café du coin (dans LE café du coin). Une soirée tout en hébreu évidemment.

« Ma at omeret ? »

« Barour ! » Bien sûr que je viens!

Là où je vis, en Galilee, j’ai compris qu’il fallait sauter sur les occasions de sortir.

On arrive là-bas vers 21 heures. Ambiance verres de vin, bougies, et au milieu du café une petite scène avec un micro. Je prends ma place, en me disant que c’est quand même super de pouvoir continuer à faire en Israël ce que j’aimais en France. Ecouter de la musique en hébreu, voir des pièces de théâtre, ou, comme ce soir, venir entendre des auteurs lire leurs textes.

La soirée se passe, c’est agréable. Je ne perds pas une miette du premier texte. Ni du suivant. Pour le troisième, je comprends dès le début que le niveau d’hébreu est trop élevé pour moi. J’essaye d’attraper une phrase, un sens, et j’abandonne rapidement pour me laisser bercer par la mélodie des mots. C’est comme ça, parfois.

Mais c’est lors de la lecture du quatrième et dernier texte que je prends conscience de quelque chose d’étrange. L’auteur est une jeune fille en tenue militaire. Elle est pétillante, détendue et jolie. J’adore sa façon de faire vivre son texte, j’apprécie le contenu, je ris avec le public à plusieurs reprises. Et j’applaudis très fort.

Le lendemain, je rencontre un ami qui était à cette soirée également. “Alors? Tu en as pensé quoi?” il me demande en hébreu.

“J’ai adoré! Surtout la dernière, la soldate!

Mais tu as compris?”

“…”

Il m’explique alors le jeu de mot qui a fait rire toute la salle. Une blague sur le jargon du service militaire. Tout le texte de la jeune fille tournait autour de ça. Evidemment j’étais passée à côté. J’avais ri avec tout le monde, mais sans comprendre. Et je ne m’en étais même pas rendue compte.

Bienvenue dans ce que j’ai appelé ma zone grise. Pas la zone noire où tu sais que tu ne comprends rien. Non, non, la zone grise, celle de l’incertitude.

La connaissez-vous aussi?

Cette zone où tu ne déchiffres pas tout, mais où tu continues à écouter, et à profiter. Tu perds un peu le fil, mais tu n’en es pas sûr, alors tu t’accroches pour suivre et rattraper.  Tu ne fais pas semblant de comprendre, non, tu plonges pour mieux t’y retrouver.

Nous, les olim, on passe une bonne partie de notre vie en zone grise. Tu es là, en face d’un israélien qui te parle, et soudain tu ne sais plus. Tu as raté un mot. Ou au contraire tu l’entends trop, il vient et revient dans la conversation comme une balle de ping-pong. Mais tu ne peux pas interrompre sans arrêt. Alors tu te laisses glisser.

Je crois que la capacité d’intégration eu milieu israélien dépend directement de l’aisance dans cette zone grise. Quand tu acceptes d’être un peu à côté de la plaque et que cela ne t’empêche pas de continuer, les portes s’ouvrent.

Au fil des années, tu apprends à vivre avec. Tu parles hébreu de mieux en mieux et ta zone grise se fait toute petite mais elle ressurgit parfois comme un brouillard épais. Tu as bien compris qu’elle sera toujours tapie quelque part, à cause des références accumulées pendant tes 27 ans d’absence ici.

C’est comme ça, la zone grise fait partie du package de l’Alyah. Alors tant pis pour le sourire coincé et les petites hontes. Tu acceptes de ne pas pouvoir tout contrôler et tu mets un peu ton égo de côté.

Et puis elle te donne parfois une excuse pour t’échapper dans cet ailleurs un peu meilleur propre aux olim. Car la nature a horreur du vide. Alors tu la remplis, ta zone grise. Avec ton amour pour ici, avec tes espoirs, et tes fantasmes aussi probablement. Tu y mets ton admiration et ton envie d’être un parmi tous dans l’énergie ambiante.

Et pendant que les mots défilent, que les chansons se chantent et que les discours se prononcent, tu lâches un peu la réalité brute pour te réfugier dans tes réflexions sur le sens d’être ici. Tu te consoles en prenant le recul sur ta place de choix, celle de la génération qui a fait le grand pas.

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6 réponses à La Zone Grise

  1. Anonyme dit :

    Tellement vrai !

  2. Anonyme dit :

    מדהים! Tres beau texte! Merci pour ce partage.

  3. Aaron dit :

    Si ça peut vous rassurer la zone grise existe aussi lorsqu’on échange avec certaines personnes parlant votre langue natale 🙂

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